Lâun est un Ă©minent professeur au CollĂšge de France, oĂč il dirige la chaire «Questions morales et enjeux politiques dans les sociĂ©tĂ©s contemporaines». Lâautre est un incontournable enseignant en sciences politiques qui vit en IsraĂ«l depuis cinquante ans et se dĂ©finit comme un citoyen franco-israĂ©lien de gauche. Dans Une Ă©trange dĂ©faite (la DĂ©couverte), Didier Fassin, dont les travaux portent sur la question de «lâinĂ©galitĂ© des vies», revient sur le soutien «passif et actif» des pays occidentaux Ă la destruction de Gaza et au massacre de sa population.
Sa vision de lâintensification du conflit au Proche-Orient depuis le 7 Octobre diverge parfois profondĂ©ment de celle de son confrĂšre Denis Charbit qui publie IsraĂ«l : lâimpossible Etat normal (Calmann-LĂ©vy). Pour ce dernier, professeur de sciences politiques Ă The Open University of IsraĂ«l, cette guerre, qui a commencĂ© bien avant lâattaque sanglante du Hamas en IsraĂ«l il y a un an, a annihilĂ© toute notion dâuniversel chez les IsraĂ©liens comme chez les Palestiniens. Guerre des rĂ©cits, qualification de gĂ©nocide, antisĂ©mitisme⊠Entre les deux chercheurs, les points dâentente sont rares, mais la volontĂ© de dialogue bien prĂ©sente.
Quelles leçons tirez-vous de lâannĂ©e qui vient de sâĂ©couler ?
Denis Charbit : Ce fut lâannĂ©e terrible. IsraĂ©liens et Palestiniens sont sous la coupe des leaders les plus funestes quâils ont connus depuis un siĂšcle. On parle du «jour dâaprĂšs», mais si NĂ©tanyahou est rĂ©Ă©lu aux prochaines Ă©lections, il nây en aura pas. Pas plus de «jour dâaprĂšs», au demeurant, si le Hamas se maintient, si exsangue soit-il. Le 7 Octobre a fait ressurgir la question palestinienne en IsraĂ«l non Ă travers lâopĂ©ration elle-mĂȘme, le nombre de morts pourtant sans prĂ©cĂ©dent, ou encore la prise dâotages, mais Ă travers les modalitĂ©s du massacre, la jouissance de donner la mort et de la filmer. La maniĂšre dont le Hamas a opĂ©rĂ© vise Ă rendre impossible toute perspective de rĂ©conciliation. Afin quâil nây ait plus un seul Palestinien qui trouve lĂ©gitime la prĂ©sence des IsraĂ©liens sur cette terre et pour quâen IsraĂ«l, plus aucun Juif ne puisse pardonner et chercher la paix.
Un abri, dans le kibboutz Mefalsim, oĂč des personnes ont Ă©tĂ© tuĂ©es alors quâelles y cherchaient refuge le 7 Octobre. (Amir Cohen/REUTERS)
MĂȘme si la situation Ă©tait invivable en Palestine, on ne saurait confĂ©rer Ă ce qui sâest passĂ© la dignitĂ© dâune «rĂ©volte». Câest nier et noyer lâhorreur de lâĂ©vĂ©nement. Le Fatah, qui a commis maints attentats, nâaurait jamais entrepris un pareil massacre. Quand AntĂłnio Guterres dit : «It did not happen in a vacuum» [«cela ne sâest pas produit en dehors de tout contexte», ndlr], tout le monde a pensĂ© Ă la «Nakba» et Ă lâoccupation, faisant passer Ă la trappe le ressort majeur de cette attaque : lâislamisme.
Didier Fassin : Il y a une triple temporalitĂ© de cette annĂ©e Ă©coulĂ©e. La premiĂšre correspond Ă une date, le 7 Octobre, qui a profondĂ©ment traumatisĂ© les IsraĂ©liens et une grande partie des Juifs de la diaspora, car câest lâattaque la plus meurtriĂšre subie par le pays depuis sa naissance et elle a Ă©branlĂ© la confiance que les habitants avaient dans lâinvincibilitĂ© de leur armĂ©e. La seconde se rĂ©fĂšre aux mois qui ont suivi, avec la destruction de Gaza. Elle procĂšde dâune intention proclamĂ©e par le gouvernement israĂ©lien et ses plus hautes instances militaires de punir non pas simplement le Hamas, mais aussi la nation palestinienne, en Ă©liminant le territoire de la face de la Terre, dans les mots du vice-prĂ©sident de la Knesset. La troisiĂšme se rapporte Ă ce qui sâest passĂ© avant, quâon remonte Ă la dĂ©claration Balfour de 1917, Ă la crĂ©ation dâIsraĂ«l sous lâĂ©gide des Nations unies en 1948, ou encore, ce qui est plus souvent retenu, Ă la fin de la guerre des Six Jours en 1967.
Dans le quartier dâAl Rimal, dans lâouest de la ville de Gaza, le 10 octobre 2023. (Loay Ayyoub/Getty Images)
Mon travail a Ă©tĂ© de relier cette triple temporalitĂ© et de voir comment elle a Ă©tĂ© traitĂ©e, parfois malmenĂ©e, souvent effacĂ©e voire censurĂ©e. Sâagissant du 7 Octobre, une version la qualifie de pogrom, autrement dit un assassinat de Juifs en tant que tels. Câest celle qui sâest imposĂ©e dans la plupart des pays occidentaux, le prĂ©sident français parlant du «plus grand massacre antisĂ©mite de notre siĂšcle». Lâautre la dĂ©signe comme une rĂ©sistance, la considĂ©rant comme une rĂ©ponse tragique Ă des dĂ©cennies dâoccupation. Une analyse dĂ©noncĂ©e dans ces pays comme apologie du terrorisme. Le choix de lâune ou lâautre de ces versions a des consĂ©quences importantes. Sâil sâagit dâun pogrom, câest un crime contre lâhumanitĂ© qui Ă©vite tout contexte historique et nie toute responsabilitĂ© israĂ©lienne. Sâil sâagit dâun acte de rĂ©sistance, aussi terrible soit le meurtre de civils, il y a ce que les anthropologues appellent une «situation», quâil importe de comprendre en vue dâune solution pacifique.
Aujourdâhui, peut-on encore ĂȘtre Ă la fois pro-israĂ©lien et pro-palestinien ?
D.C. : Je peux reprendre Ă mon compte une partie du propos de Didier Fassin, mais cette lecture reste fonciĂšrement hĂ©miplĂ©gique. On peut et on doit accabler IsraĂ«l, et je le fais, mais il faut se tenir sur une ligne de crĂȘte et entendre ce quâil y a dâaudible dans chacune des deux parties. Vous prĂ©tendez examiner les thĂšses de part et dâautre : il nây a pas une seule thĂšse cĂŽtĂ© israĂ©lien que vous reprenez Ă votre compte. Car ce qui prĂ©side dans le dĂ©bat dâidĂ©es autour de ce conflit, câest la logique du prĂ©toire. Notre fonction comme intellectuel nâest pas dâĂȘtre lâavocat de la dĂ©fense pour sauver son client devant le tribunal de lâhistoire en prenant bien soin de cacher ses fautes.
Je ne suis pas lĂ pour dĂ©fendre une cause, mais poser Ă chacune des parties la limite Ă ne pas franchir. IsraĂ«l a le droit dâexister, pas celui de coloniser. Les Palestiniens ont le droit Ă lâautodĂ©termination, pas celui de liquider IsraĂ«l en paroles et en actes. Sâil y a bien une annĂ©e oĂč il aurait dĂ» ĂȘtre particuliĂšrement compliquĂ© de se dĂ©clarer pro-palestinien ou pro-israĂ©lien, câest bien cette annĂ©e. Concernant le massacre, quelle est la part du libre arbitre et la part du contexte ? Je plaide par principe : 50-50. Sartre explique dans Lâexistentialisme est un humanisme que mĂȘme en prison, un dĂ©tenu peut dĂ©cider de coopĂ©rer avec son geĂŽlier ou de dĂ©clencher une mutinerie.
Comme jâaccorde plus de poids Ă la conscience individuelle, la formule devrait ĂȘtre : 49 % de nos actes relĂšvent du contexte, 51 % Ă notre responsabilitĂ© propre. On nâexonĂšre donc pas le Hamas Ă cause du contexte, pas plus quâIsraĂ«l. Je suis dâaccord avec vous quand vous notez que les gouvernements europĂ©ens ont soutenu IsraĂ«l pendant la guerre. Mais on ne peut le dire des mĂ©dias ou des intellectuels. Pour expliquer ce soutien, vous Ă©mettez lâhypothĂšse de la culpabilitĂ© des pays occidentaux qui tiennent Ă se racheter aprĂšs lâHolocauste. Câest vrai pour lâAllemagne, pas pour les autres Etats. Puis vous avancez une seconde explication : le racisme antimusulman des Ă©lites europĂ©ennes. Or, il me semble que la raison du soutien Ă IsraĂ«l tient Ă la fois Ă la menace iranienne et au massacre du 7 Octobre.
D.F. : Rappeler lâhistoire nâest pas mettre en cause lâexistence de lâEtat dâIsraĂ«l. Evoquer que cette existence est un fait colonial, câest simplement se souvenir que le colonisateur britannique en est Ă lâorigine, et que la colonisation se poursuit depuis plusieurs dĂ©cennies. Mais les Etats-Unis ou lâAustralie ont aussi une histoire coloniale. Ensuite, expliquer nâest pas justifier. Cette confusion a souvent Ă©tĂ© utilisĂ©e pour dĂ©lĂ©gitimer le travail des sciences sociales. Dans lâEtrange DĂ©faite, quand Marc Bloch explique les raisons de la dĂ©bĂącle française face Ă lâarmĂ©e allemande, il ne justifie rien.
Venons-en aux explications du consentement des pays occidentaux Ă lâĂ©crasement de Gaza. Lâinvocation de la dette des pays occidentaux Ă lâĂ©gard dâIsraĂ«l doit ĂȘtre relativisĂ©e, car mĂȘme les Allemands admettaient aprĂšs la Seconde Guerre mondiale aider IsraĂ«l pour Ă©tablir un bastion occidental dans un monde arabe hostile. Cet enjeu gĂ©opolitique est essentiel, sans cesse rappelĂ© par NĂ©tanyahou. Les dimensions Ă©conomique, avec la crĂ©ation dâun grand marchĂ© au Moyen-Orient, et militaire, avec la livraison dâarmements, sont Ă©galement importantes. Mais on ne peut nier lâexacerbation rĂ©cente dâun racisme antiarabe et antimusulman documentĂ© par de nombreuses enquĂȘtes internationales. Or, les Palestiniens sont arabes, majoritairement musulmans et, de surcroĂźt, insidieusement associĂ©s au terrorisme.
Selon vous, est-il pertinent de parler dâun gĂ©nocide des Palestiniens Ă Gaza ?
D.F. : Concernant la qualification de gĂ©nocide, des arguments solides ont Ă©tĂ© apportĂ©s par lâAfrique du Sud, jugĂ©s plausibles par la Cour internationale de justice. Il sâagit de lâintention, exprimĂ©e par les plus hauts dignitaires israĂ©liens, de faire disparaĂźtre Gaza et ses habitants, et de sa concrĂ©tisation Ă travers les bombardements des populations civiles, lâasphyxie du territoire par un siĂšge total, le blocus de lâaide internationale, les meurtres de travailleurs humanitaires. Mais lâofficialisation de cette qualification nâinterviendra Ă©ventuellement quâau terme dâun long processus judiciaire dans lequel les rapports de force entre pays pourront sâavĂ©rer plus dĂ©terminants que le droit international. La possibilitĂ© dâun gĂ©nocide commis par lâEtat hĂ©breu crĂ©Ă© aprĂšs la Shoah est une question Ă©minemment sensible.
D.C. : Il y a une rĂ©alitĂ© indĂ©niable : le nombre de civils tuĂ©s par les frappes aĂ©riennes dâIsraĂ«l. Je ne crois nullement Ă lâintention gĂ©nocidaire dâIsraĂ«l au sens dâĂ©limination systĂ©matique. Deux facteurs expliquent cette hĂ©catombe : les mĂ©canismes qui permettent Ă une population civile dâĂȘtre Ă©pargnĂ©e nâont pu jouer Ă Gaza : pas dâabri souterrain pour les protĂ©ger et pas de pays voisin pour sây rĂ©fugier. La rage consĂ©cutive au 7 Octobre et la dĂ©termination Ă Ă©radiquer le Hamas ont conduit le gouvernement et nombre dâIsraĂ©liens Ă sâaffranchir des rĂšgles qui encadrent un conflit. Il nây a pas eu de volontĂ© prĂ©alable, mais on sâest accommodĂ© dâun bilan meurtrier si Ă©levĂ©. Comme aurait dit le philosophe israĂ©lien Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), disparu il y a trente ans : «MĂȘme si cela peut ĂȘtre justifiĂ©, cela reste maudit.» Trop de mes concitoyens penchent du cĂŽtĂ© de la justification. Je fais partie de ceux, minoritaires, qui jugent la riposte maudite.
La question de lâĂ©galitĂ© des vies, sur laquelle vous avez beaucoup travaillĂ©, Didier Fassin, est au cĆur des tensionsâŠ
D.F. : Lors des deux prĂ©cĂ©dentes guerres Ă Gaza, en 2009 et en 2014, il y a eu 250 fois plus de civils tuĂ©s du cĂŽtĂ© palestinien que du cĂŽtĂ© israĂ©lien. Dans le conflit en cours, on parle de plus de 40 000 morts, nombre sous-estimĂ©, car il ne prend en compte que les corps retrouvĂ©s. En proportion de la population, câest lâĂ©quivalent de 1,3 million de morts en France. Mais lâinĂ©galitĂ© des vies ne se rĂ©sume pas Ă une comptabilitĂ© des morts. Elle tient Ă la qualitĂ© des existences vĂ©cues, dâun cĂŽtĂ©, par les IsraĂ©liens libres de se dĂ©placer, dâĂ©tudier, de travailler, dâĂȘtre des sujets de droit, et de lâautre, les Palestiniens sous la menace permanente de destruction de leurs champs, dâattaques de colons, de tirs de soldats, dâemprisonnements illimitĂ©s sans chef dâaccusation.
Depuis le 7 Octobre, le traitement mĂ©diatique de ces vies a Ă©tĂ© largement asymĂ©trique. Des IsraĂ©liens, on a dĂ©crit le quotidien, les inquiĂ©tudes, les colĂšres. On a moins parlĂ© des exactions de leurs soldats et des tortures infligĂ©es Ă leurs prisonniers. Des Palestiniens, on nâa guĂšre entendu la voix pour savoir les souffrances des mĂšres dĂ©nutries incapables dâallaiter leurs nouveaux-nĂ©s et les traumatismes des enfants orphelins et blessĂ©s. AprĂšs la libĂ©ration de quatre otages israĂ©liens par lâarmĂ©e le 8 juin dernier, les grands mĂ©dias audiovisuels ont rendu compte de cette opĂ©ration rĂ©ussie et du soulagement des familles, mais se sont contentĂ©s de mentionner en fin de reportage les 274 morts et plus de 700 blessĂ©s parmi les civils palestiniens lors de lâintervention. Un autre rĂ©cit prĂ©sente cette opĂ©ration comme le «massacre de Nuseirat».
D.C. : Jâenvie les EuropĂ©ens pour qui une vie en vaut une autre. Mais ne nous leurrons pas. La logique de guerre au Moyen-Orient anesthĂ©sie la notion dâuniversel et dĂ©shumanise. Je ne peux pas penser une seconde que pour un Palestinien, la vie dâun IsraĂ©lien est Ă©gale Ă la sienne. Et vice versa. Les 1 200 morts israĂ©liens mâont arrachĂ© des larmes que je nâai pas versĂ©es pour les civils parmi les 40 000 morts palestiniens. Je le dĂ©plore, bien entendu.
La proximitĂ© gĂ©ographique, ethnique, religieuse, linguistique, familiale joue dans lâĂ©motion que nous ressentons face Ă la mort de quelquâun. Mais si lâon sâest plus apitoyĂ© en Europe sur les victimes israĂ©liennes que sur les victimes palestiniennes autrement plus nombreuses, ce nâest pas Ă cause de la nationalitĂ©, de la religion ou de la condition politique de la victime, mais Ă cause des conditions dans lesquelles la mort a Ă©tĂ© infligĂ©e.
Câest-Ă -dire ?
D.C. : Larguer une bombe qui fait des centaines de morts et massacrer un par un des festivaliers de Supernova ou des habitants des kibboutz nâest pas perçu de la mĂȘme maniĂšre. Pourquoi ? Sans doute parce que nous sommes plus rebutĂ©s par la mort perpĂ©trĂ©e consciemment que par la mort qui fauche aveuglĂ©ment. Le sentiment qui domine en IsraĂ«l et en diaspora, câest que cela fait bien longtemps que les victimes palestiniennes ont recouvert par leur nombre les atrocitĂ©s commises le 7 Octobre sur les IsraĂ©liens.
LâĂ©motion en IsraĂ«l est Ă©galement conditionnĂ©e par lâhistoire longue : non, tout ne commence pas pour les IsraĂ©liens le 7 Octobre. Cette date sâinscrit dans une autre temporalitĂ© : la longue sĂ©rie du refus arabe et palestinien dâIsraĂ«l : le refus du plan de partage en 1947 ; puis lâĂ©chec, en 2000, du sommet de Camp David ; enfin, le retrait du Sud-Liban en 2000 et le dĂ©sengagement de la bande de Gaza en 2005.
La leçon quâen ont tirĂ©e la plupart de mes concitoyens, câest que lorsque IsraĂ«l se retire dâun territoire, il y perd en sĂ©curitĂ©. Comment voulez-vous plaider, comme je le fais avec mon bĂąton de pĂšlerin, pour le retrait de la Cisjordanie ? Mais attention, je nâai pas une lecture hĂ©miplĂ©gique du conflit : il y a eu la Nakba en 1948 et il y a lâoccupation depuis 1967. Trop de mes concitoyens refusent de comprendre que notre droit imprescriptible Ă lâexistence nationale et Ă©tatique ne peut moralement se rĂ©aliser en persistant Ă dĂ©nier le droit Ă lâexistence nationale et Ă©tatique des Palestiniens.
D.F. : Affirmer que la mort fauche aveuglĂ©ment Ă Gaza, quand un ministre dit trouver moral dâaffamer les deux millions dâhabitants, quand on bombarde des Ă©coles oĂč lâon a demandĂ© aux dĂ©placĂ©s de trouver protection, quand on tire sur des personnes venues se ravitailler, quand on tue dans des camps de torture, câest ajouter Ă lâinjustice de lâinĂ©galitĂ© des vies lâinjustice de sa justification.
Dans ce contexte, prendre parti pour la souffrance des Palestiniens et se faire la critique de la politique du gouvernement israĂ©lien a pu ĂȘtre taxĂ© dâantisĂ©mitismeâŠ
D.F. : Le paradoxe est que la critique dâun gouvernement dominĂ© par lâextrĂȘme droite, pratiquant le suprĂ©macisme religieux, irrespectueux du droit international, accusĂ© de gĂ©nocide, ait pu ĂȘtre assimilĂ©e, en dĂ©mocratie, Ă de lâantisĂ©mitisme. Cette accusation a Ă©tĂ© instrumentalisĂ©e aprĂšs le 7 Octobre dans la plupart des pays occidentaux pour rĂ©duire au silence les protestations contre les massacres commis Ă Gaza et les demandes dâun cessez-le-feu.
Il faudrait revenir Ă la lettre de la dĂ©finition de lâAlliance pour la mĂ©moire de lâHolocauste reconnue en 2016 par 31 Etats, dont la France, lâAllemagne, les Etats-Unis et IsraĂ«l, qui affirme que critiquer IsraĂ«l comme on critiquerait tout autre Etat ne peut pas ĂȘtre considĂ©rĂ© comme de lâantisĂ©mitisme. Sans compter lâexplication de texte fournie par les 350 spĂ©cialistes des Ă©tudes juives du monde entier dans la DĂ©claration de JĂ©rusalem en 2020, qui prĂ©cise que sâopposer au sionisme en tant que forme de nationalisme, ou plaider pour le boycott, le dĂ©sinvestissement et les sanctions, ne relĂšve pas de lâantisĂ©mitisme. Une telle reconnaissance ferait reculer le vĂ©ritable antisĂ©mitisme, lequel doit bien sĂ»r ĂȘtre condamnĂ©.
Lors dâune manifestation contre lâantisĂ©mitisme organisĂ©e par le Crif, Ă Montpellier, le 27 aoĂ»t 2024. (Pascal Guyot/AFP)
D.C. : Oui, mais vous omettez de dire dans votre livre que lâantisĂ©mitisme en France tue. Vous Ă©voquez lâantisĂ©mitisme pour dire quâil est encore largement dâextrĂȘme droite, mais surtout pour gloser sur lâinstrumentalisation de lâantisĂ©mitisme par IsraĂ«l et par les institutions juives, etc. LâantisĂ©mitisme nâest pas quâun discours, câest un passage Ă lâacte, comme on lâa vu rĂ©cemment avec lâattaque de la synagogue de la Grande-Motte. Quant Ă lâantisĂ©mitisme de militants de lâextrĂȘme gauche, vous nâen dites rien. Pourtant, il y a des discours qui ne trompent pas. Mais, en vĂ©ritĂ©, ce ne sont pas tant les prĂ©jugĂ©s antisĂ©mites qui me prĂ©occupent que la violence antisĂ©mite, qui a trĂšs fortement augmentĂ© depuis le 7 Octobre.
D.F. : Les enquĂȘtes montrent quâil y a en France un recul progressif du sentiment antisĂ©mite, mais avec une recrudescence lors des guerres contre les Palestiniens. LâantisĂ©mitisme est Ă©videmment une rĂ©alitĂ©, comme le sont dâailleurs lâislamophobie et le racisme anti-arabe, aujourdâhui plus prĂ©valents dans notre sociĂ©tĂ©. Les Français sont quatre fois plus nombreux Ă dire quâils ne se sentiraient pas Ă lâaise si leur voisin Ă©tait musulman que sâil Ă©tait juif.
Rassemblement de soutien aux Palestiniens, place de la Nation Ă Paris, le 8 septembre 2024. (Fiora Garenzi/Hans Lucas)
Denis Charbit, Ă quel moment lâantisionisme recoupe-t-il lâantisĂ©mitisme ?
D.C. : «AntisĂ©mitisme» et «antisionisme» ne doivent pas ĂȘtre confondus. Lâaccusation dâantisĂ©mitisme doit ĂȘtre lâarme du dernier recours. Je suis terrifiĂ© de voir le ministre des Affaires Ă©trangĂšres israĂ©lien dĂ©noncer Joseph Borrell comme un antisĂ©mite. Câest consternant. Mais quiconque se dit antisioniste doit se poser en permanence la question de son lien potentiel Ă lâantisĂ©mitisme. Toute remise en cause de lâexistence de lâEtat dâIsraĂ«l â pas de sa politique â peut converger avec lâantisĂ©mitisme, car il nâest pas un seul pays qui colonise, occupe et fait la guerre dont on rĂ©clame la disparition, exceptĂ© IsraĂ«l. Cette exception mĂ©rite rĂ©flexion, tel le slogan «Free Palestine from the river to the sea», qui induit la disparition dâIsraĂ«l et des Juifs en IsraĂ«l.
D.F. : Il faut rappeler que ce slogan est prĂ©sent en 1977 dans la Plateforme du Likoud, parti le plus souvent au pouvoir depuis un demi-siĂšcle, soit onze ans avant sa formulation dans la charte du Hamas. «De la mer au Jourdain, il nây aura de souverainetĂ© quâisraĂ©lienne», proclame le texte. Le Premier ministre lâa rappelĂ© Ă plusieurs reprises dans les mois qui ont prĂ©cĂ©dĂ© le 7 Octobre, y compris en montrant devant lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies une carte du Moyen-Orient sur laquelle IsraĂ«l avait absorbĂ© la Cisjordanie et Gaza. La colonisation de la premiĂšre et la destruction de la seconde indiquent dâailleurs que, loin dâĂȘtre menacĂ© dans son existence, lâEtat hĂ©breu Ćuvre Ă la disparition de la Palestine.
Comment sortir de cette situation oĂč la perspective dâune solution pacifique semble inconcevable ?
D.C. : Ce nâest pas en invoquant lâexemple de lâAfrique du Sud, comme Didier Fassin le fait dans son livre, que lâon va inciter les gouvernements occidentaux Ă rĂ©viser leurs positions et convaincre les IsraĂ©liens quâils ont tort de coloniser. Câest en leur disant quâils ont les moyens dâimposer Ă IsraĂ«l le retrait des colonies et le retour aux frontiĂšres de 1967. A tout prendre, je prĂ©fĂšre la partition exemplaire quâont rĂ©alisĂ©e TchĂšques et Slovaques. Havel nâest pas moins valeureux que Mandela.
Nonobstant leur effroyable condition, ce nâest pas favoriser la rĂ©conciliation entre les deux peuples que de dire aux Palestiniens : vous souffrez, donc tout est permis. LâindĂ©pendance dâIsraĂ«l nâest pas nĂ©gociable, pas plus que celle de nâimporte quel Etat de la planĂšte, et câest vrai aussi de la Palestine. Câest pourquoi notre devoir comme intellectuel nâest pas de dĂ©livrer des permis de tuer, mais de donner des «conseils de prudence», comme dit Camus.
D.F. : Des intellectuels dĂ©livrant des permis de tuer ont, en effet, Ă©tĂ© entendus en IsraĂ«l aprĂšs le 7 Octobre, et câest regrettable. Mais le cas de lâAfrique du Sud, oĂč jâai menĂ© des recherches pendant huit ans, mĂ©rite lâintĂ©rĂȘt, car il montre les conditions de possibilitĂ© dâun chemin vers la paix. En 1994, aprĂšs un siĂšcle de sĂ©grĂ©gation, puis dâapartheid, le pays Ă©tait au bord de la guerre civile. Et pourtant, une transition dĂ©mocratique et pacifique a eu lieu.
Trois Ă©lĂ©ments ont permis cette Ă©volution heureuse : lâexistence de mouvements de rĂ©sistance dans le pays, soutenus par les syndicats et des Ă©glises ; la multiplication des pressions internationales, avec la campagne de boycott, dĂ©sinvestissement et sanctions ; enfin la prĂ©sence dâun leader visionnaire, Nelson Mandela, et dâun politicien pragmatique, Frederik De Klerk. Aucune de ces conditions nâexiste malheureusement aujourdâhui en Palestine
RĂ©cemment, Didier Fassin, prof Ă lâEHESS et au CollĂšge de France, a Ă©tĂ© laurĂ©at 2024 de la Huxley Memorial Medal du Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland.
En gros pour dire à quel point le discours médiatique et intellectuel sont, sur ce sujet, complétement différents.